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ENTRETIEN AVEC MADAME LA MINISTRE

© ANDRÉ BÉGUIN 1998

Extrait

"Quelle joie de vous retrouver, chère amie! Mon voyage m'a trop longtemps éloigné de vous... Je dois tout d'abord vous féliciter car je vous avais quittée seulement citoyenne et je vous retrouve madame la ministre!

- Mon cher, n'ironisez pas... Entre nous, vous pouvez bien m'appeler madame le ministre si cela vous fait plaisir, ainsi que vos amis le préconisent...

- Mais pas du tout!... Les amis auxquels vous faites allusion se sont peut-être laissé emporter par des émotions qui n'avaient pas affaire avec la grammaire et puisque rien ne s'oppose à ce que, femme, vous soyez ministre, je ne vois pas ce qui pourrait empêcher que le mot ne fût féminin...

- J'ai cru comprendre, pourtant, qu'on avait invoqué le neutre...

- J'en ai été surpris. Le "vrai", le "beau", le "boire" et le "manger" sont neutres parce que indéterminés... Mais ministre est un être et nos meilleurs auteurs de l'Académie ont mis depuis longtemps le mot au féminin. Racine - qui suppliait ses sévères maîtres de Port-Royal de corriger ses fautes - s'écrie, dans La Thébaïde : "Dois-je prendre pour juge une troupe insolente, D'un fier usurpateur ministre violente?" et fait dire à Roxane, dans Bajazet, qu'elle est ministre trop fidèle...

- Racine!...

- Et il n'y pas que lui... Bossuet...

- Quoi Bossuet?!

- Oui, madame, Bossuet! L'Aigle de Meaux!

- ( à part ) Meaux... Meaux... Il faudra que je vérifie si, depuis Bossuet, cette circonscription est devenue des nôtres... Mais qu'a-t-il osé dire, votre Aigle?

- Dans le préambule de son Sermon sur la justice, il voit celle-ci entourée de trois excellentes vertus "que nous pouvons appeler ses principales ministres, la constance, la prudence et la bonté." Ce qui montre bien que, sans changer de physionomie, ministre peut être des deux sexes, selon que le terme s'adresse au masculin ou au féminin, et l'on voit mal comment Bossuet pourrait parler de l'un des principales ministres et Racine du ministre violente!... C'est donc, je crois, vous faire un mauvais procès que de vous refuser le droit d'être une ministre, du moins si vous le souhaitez.

- Mais pourquoi alors ce tapage si d'aussi bons auteurs ont donné tous ces gages? L'usage, à cet égard, a-t-il tellement changé depuis Racine et Bossuet?

- Non, madame. Il faut dire que la question était plutôt dormante... mais Littré - dont Céline disait qu'il savait tout - trouvait la féminisation du mot ministre "tout à fait admissible" et notre précieux Grevisse, qui, selon Gide, répond à toutes les questions flottantes, remarque fort sagement que "Les progrès du féminisme et l'évolution de la vie sociale créeront et ont créé des formes féminines nouvelles" et il cite, dans le domaine politique, candidate, conseillère, députée, sénatrice, électrice, mairesse, la ministre et la ministresse...

- La ministresse! Ah non! Pas ministresse!

- Il s'agit d'une autre forme de féminisation du mot, chère amie... Je veux bien que le terme soit sans grâce, mais il est correct sur le plan de la langue. L'usage lui préférera certainement la ministre.

- J'espère bien!... La ministresse!... C'est d'un lourd!

- Et parfois non exempt de péjoration, comme chez Marcel Aymé, dans sa Silhouette du scandale : "...qu'une ministresse jouât les Messalines, ils l'admettraient d'autant moins que le marocain ne saurait échoir qu'à des femmes d'un âge canonique..." Je voudrais cependant vous faire remarquer, à propos de ce mot que vous n'aimez pas, que pour illustrer sa défense de la parité, quelqu'un des vôtres, m'a-t-on dit, a pris l'exemple de pharmacienne, exemple mal choisi puisque ce serait précisément ministresse qui correspondrait à une forme de féminisation par changement de la terminaison. C'est ainsi que maître fait maîtresse; mulâtre, mulâtresse; traître, traîtresse...

- Cet exemple était surtout, je crois, destiné à montrer la résistance sociale à la féminisation des fonctions... La féminisation des mots est née avec l'accès aux femmes à des métiers que les hommes se réservaient jalousement et il n'est pas douteux que si ceux-ci refusent encore le mot, c'est qu'ils ne veulent pas que la femme ait lieu d'en être désignée... Ce phénomène permet même de distinguer où se trouvent les adversaires de la parité...

- La dispute semble parfois, en effet, porter plus sur l'emploi de la femme que sur l'emploi du féminin... Toutefois, je ne suis pas sûr que vos amis, en réservant ces places aux dames, n'aient pas en tête quelque calcul... La femme est d'un bon rapport électoral...

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ISBN 2-903319-24-3 - Disponible à la Galerie Béguin